Les entrevues Bedeka: David Turgeon, Auteur

Publié le par Eric Lamiot

Publiée le 14-06-2006

 

 

 

 

A l’occasion de la sortie de « La Muse récursive », premier ouvrage des nouvelles éditions « Fichtre », Bedeka.org a demandé à David Turgeon, son auteur, de nous présenter son ouvrage, et de nous parler, de ses projets, et de la Bande Dessinée en général.

 

 

Pourrais tu nous décrire "la muse récursive"?

 

C'est une très longue histoire qui a commencé en voulant faire comme  "lapinot et les carottes de patagonie" de Lewis Trondheim, qui est  une bande dessinée improvisée de 500 pages que l'auteur a fait pour  "apprendre à dessiner".  Pour moi, c'est la même chose, je voulais  faire une longue histoire pour apprendre, ou en tout cas réapprendre  à dessiner après avoir délaissé le médium pendant plusieurs années.   Donc c'est une histoire assez échevelée et un peu expérimentale sur  les bords.

 

Pour ce qui est de l'histoire en tant que tel, c'est assez difficile  à décrire.  Ça commence avec un superhéros qui se retrouve dans un  petit village du fin fond de l'ouest canadien, il y a deux soeurs qui  cachent une invention révolutionnaire pouvant changer la face du  monde, un complot industrialo-politique pour s'approprier cette  technologie, des agents simples, doubles et triples, des personnages  qui sont là seulement parce que je les trouvais sympathiques,  plusieurs fausses pistes, des contradictions entre les personnages,  etc.  bref, c'est un peu le bordel et ça me plaît bien.

 

 

Tu indiques « Tome 1 » pour « la muse récursive », combien prévois  tu de tomes ?

 

Il y aura en tout 3 tomes d'environ 100 pages chacun.  Les deux  premiers sont terminés et j'en suis présentement au quart du 3e  tome.  Disons que c'est beaucoup moins improvisé maintenant que  c'était au début, parce qu'il faut bien que je noue un peu les  intrigues, malgré tout.

 

 

Quel est ton parcours ?

 

Je fais de la bande dessinée depuis que j'ai 6 ans, toujours de  manière autodidacte.  Pour moi la bande dessinée est la façon la plus  simple et la plus naturelle de raconter une histoire.  Par contre, vu  que mon dessin n'est pas exactement "standard", il m'a fallu  longtemps avant de trouver une façon d'articuler ce que je voulais  faire.  À l'époque (dans les années 1990), les débouchés éditoriaux  au Québec étaient très limités et au moment où j'ai commencé à  présenter mes dessins par ci par là, tous les magazines et fanzines  intéressants étaient en train de disparaître.  Ensuite, j'ai essayé  de faire quelque chose pour le marché américain mais encore là, je ne  voyais pas vraiment de débouchés.  De plus, je n'ai pas vraiment de  talent pour l'auto-édition; je suis un assez mauvais vendeur.  C'est  entre autres pour ça que j'ai lâché la bande dessinée après le cégep  et que je n'y suis revenu que dix ans plus tard, pour commencer "la  muse récursive".  J’ai eu la chance de rencontrer Yves Millet et  Jimmy Beaulieu qui, séparément, ont apprécié mon travail et m'ont  demandé de publier dans leurs collections respectives.

 

 

Tu travailles également en musique électronique, et tu t’occupes de la direction artistique de l’étiquette de disque « no type ». Pourrais tu nous en parler un peu, et est-ce que ces projets s’intègrent dans ton univers BD.

 

La musique électronique, c'est ce que j'ai fait quand je ne faisais pas de bande dessinée.  J'en fais encore, mais plus sporadiquement.  Je n'ai plus vraiment envie de jouer le «jeu» de la musique, c'est un univers social qui m'est parfaitement étranger et créativement, c'est quelque chose de moins naturel pour moi que la bande dessinée, même si c'est paradoxalement plus facile.  Mais bon, on fait ce qu'on peut et à une certaine époque, je faisais beaucoup de musique.

 

L'étiquette de disques, c'était pour publier les musiciens que j'aime, dont la musique sort des grands courants.  Bref, No Type s'intéresse aux musiques hybrides et parfois bizarres.  Nous sommes assez discrets, entre autres parce que l'industrie du disque est terriblement compétitive et qu'il est quasiment impossible de faire sa marque à moins de vouloir «jouer le jeu».  Je n'essaie pas d'en vivre, mais là, c'est un peu ridicule, tout le monde se prend pour un musicien et ça se marche sur les pieds comme c'est pas possible.  Enfin, on pourrait en parler longtemps.  Mais au cas où ça en intéresse certains, on organise un spectacle avec les groupes The Unireverse, The Eastern Stars (de New York) et The Perfect Dancers (du Japon), le 2 juin à la Casa del popolo, dans le cadre du Suoni per il popolo, un festival de musiques libres.  Nous serons en compagnie de Natacha's Recordings, une autre étiquette de disques montréalaise qui fait dans "la marge de la marge".

 

Je ne sais pas s'il y a vraiment de connections entre les deux univers, pour moi c'est un peu une vie parallèle, comme mon métier de programmeur.  Par contre, La muse récursive contient à certains endroits (notamment dans le tome 2) des paroles de chanson qui n'ont pas encore été enregistrées.  Et le fait que le village où se passe le début du tome 1 s'appelle Camp Canyon est une référence directe à mon projet musical personnel, qui s'appelle tout simplement Camp.  Mais en général, ben, c'est la même personne donc il y a une parenté, mais la musique et la bande dessinée sont des univers tellement éloignés...

 

 

Comment est-ce que tu travaille ?

 

Je prends du papier "lettre", je crayonne et je repasse à l'encre  après.  Je n'écris pas vraiment de "scénario", sauf que je fais  parfois un synopsys quand l'histoire est assez avancée, pour m'aider  à rassembler les fils.  Disons que généralement, je me laisse aller à  l'inspiration.

 

 

En parlant d’inspiration, quelles en sont tes sources ?

 

Je ne dévoile jamais mes sources!  Non, sérieusement, c'est une question trop vaste.  Je pense que j'ai une pratique un peu «bibliophile» de la bande dessinée: quand je lis un bon livre, j'ai envie d'y répondre d'une façon ou d'une autre.  Je pense que c'est une bonne chose de cultiver un certain culot, de se dire: «Ha!  Je vais lui montrer, à Blutch, ce que je sais faire!»  Ça n'empêche pas de se casser la gueule, mais au moins on le fait avec un certain panache...

 

Pour le dessin, mon influence principale, en ce sens que c'est cet auteur qui m'a convaincu que je n'étais pas à côté de la mappe, c'est George Herriman, qui est le plus grand d'entre tous.  J'ai bien l'intention de faire un livre à son sujet un de ces quatre mais ça, c'est top secret...

 

 

Pourrais tu nous parler de tes projets ?

 

Pour 2006, il y aura d'abord "la muse récursive" en juin chez  fichtre.  Et puis, probablement en septembre, "printemps lunaire"  chez mécanique générale, qui est la continuation de l'histoire courte  présentée dans "plan cartésien".  Viendront ensuite les deux tomes  subséquents de "la muse" et, en parallèle, d'autres projets que  j'annoncerai en temps et lieux.  J'ai plusieurs idées mais je ne sais  pas encore où je vais me lancer.  Éventuellement j'aimerais bien  aussi faire un petit livre de dessins abstraits.

 

 

Sur ton blogue, tu fais de la critique et de l'analyse BD. Qu'est- ce que t'apporte cet exercice ?

 

Au départ, c'est un prolongement des discussions que j'ai eues avec  d'autres amateurs sur divers forums de bande dessinée.  J'ai toujours  été un lecteur assez boulimique et je lis à peu près tout ce qui me  tombe sous la main, alors je peux oser prétendre une certaine  capacité d'analyse de la bande dessinée.  Le blogue me semble un  endroit plus approprié qu'un forum pour certaines analyses qui  demandent beaucoup de développement.  Il me sert aussi à défendre des  auteurs plus difficiles ou méconnus, par exemple Herriman, Macherot  ou Francis Masse.  Et en même temps je m'amuse à déboulonner un peu  certaines statues...

 

Au bout du compte, le blogue est surtout un espace pour parler de ce que j'aime, au rythme qui me plaît.  D'abord pour moi (ces travaux  enrichissent mon appréciation de certaines oeuvres) mais aussi pour  les autres, qui pourraient découvrir un auteur, ou approfondir leur  réflexion sur telle ou telle oeuvre.  Certains de ces textes ont été  assez appréciés, ce qui me réjouit.  D'un autre côté, je ne veux pas  non plus prétendre que ces billets soient équivalents à une critique  de type plus académique comme celles de Thierry Groensteen ou Harry  Morgan, pour ne nommer que deux auteurs que j'apprécie.

 

 

Comment est-ce que tu prends les critiques et analyses de ton  propre travail ?

 

Il y a critique et critique.  Quelqu'un qui me dit que mon dessin est  trop brouillon (ça arrive de temps en temps) ne m'apprend pas grand  chose: je sais très bien que mon dessin est brouillon, limite bâclé,  et je l'assume.  Personnellement, tant que l'histoire est bonne, je  ne fais pas de hiérarchie entre, mettons, le dessin de Paul Gllon et  celui de Luc Giard. Autant dire que ce genre de critiques m'indiffère  assez.

 

Lorsque je fais lire mes bandes dessinées à mes "premiers lecteurs",  je suis surtout intéressé à savoir si l'histoire est compréhensible,  crédible, lisible.  Pour moi, le manque de clarté est le premier  problème que doit affronter n'importe quelle oeuvre narrative, le  reste, c'est de l'emballage, plus une petite part de mystère.

 

 

Si je comprends bien, pour toi, la trame narrative est importante, et pourtant, tu passes rarement par un scénario construit. Est-ce que ça ne serais pourtant pas plus facile pour toi ?

 

Peut-être, mais pas forcément.  Raconter, c'est un plaisir en soi, et s'il faut tout planifier d'avance, on perd une partie de ce plaisir.  C'est exactement ce que je ressens alors que je dois terminer La muse récursive: toute la fin du livre est planifiée, il n'y a plus de surprises, seulement du travail, c'est un peu décourageant...  C'est toujours agréable quand l'histoire ne prend pas tout à fait la direction prévue.  Je suis un peu inconscient: quand je ne sais pas ce qui m'attend, je suis toujours prêt à m'embarquer dans des projets débiles, par exemple: une bande dessinée de 300 pages dont je ne connais pas la fin.  Mais quand je calcule trop, je vois les difficultés s'accumuler et ça me décourage!

 

 

Qu'est-ce que tu penses de la production actuelle de bande dessinée  Québécoise ?

 

Honnêtement, j'ai du rattrapage à faire, mais je suis assez content  de ce que publient nos éditeurs "alternatifs" montréalais: mécanique  générale et la pastèque en tête.  Ces deux éditeurs ont réussi à bien  établir leur créneau respectif, et je crois que l'arrivée des  éditions fichtre pourrait permettre l'expression d'une troisième voie  parallèle à celles-ci.  Entre autres, je suis particulièrement fier  de faire partie de "plan cartésien" car c'est un des rares collectifs  dont j'aime quasiment toutes les histoires!

 

C'est un goût personnel mais je suis assez content qu'il se fasse  autre chose au Québec que du franco-belge classique ou de la bande  dessinée strictement humoristique.  La pluralité des styles au Québec  est impressionnante et revigorante, surtout qu'il y a quand même moyen  de bâtir des ponts entre ces styles.  J'aimerais bien par exemple  faire un jour une bande dessinée avec un auteur au style complètement  opposé au mien.  Sinon, je l'ai dit, je suis un fan de Luc Giard, de  Sébastien Trahan, de toutes ces "pattes" personnelles qu'il faut  prendre le temps de décoder pour en apprécier la richesse.  Le fait  que ces auteurs puissent publier des livres au Québec en 2006 est un  signe de la vitalité mais aussi de l'intelligence de l'édition locale.

 

 

Quelles ont les lectures que tu pourrais nous conseiller en  attendant « la muse récursive » ?

 

Lisez "plan cartésien"!  ou bien lisez un bon Tezuka des années 1970  (par exemple "kirihito").  ou bien n'importe quoi de l'irremplaçable  Jean-Claude Forest ("la jonque fantôme, vue de l'orchestre").  Ou  bien lisez mon blogue.  ha!

 

 

Quelle est la question que tu souhaiterais qu’on te pose en entrevue et qu’y répondrais tu ?

 

Je ne sais pas, peut-être quelque chose sur l'existence d'un alter ego dans Krazy Kat, ou bien sur ma théorie du dessin (en cours).  Mais ça, ça prendrait une autre entrevue parce que je suis épouvantablement bavard quand on me lance sur des sujets qui m'allument!

 

 

Nous te souhaitons une bonne réussite pour « La Muse récursive » et tes autres projets, et nous vous invitons à aller sur le blogue de David Turgeon pour d’autres informations et découvertes : http://www.davidturgeon.net/ et pour ceux que la musique électronique intéressent : http://www.notype.com/.

Publié dans Entrevues Bedeka

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