Les entrevues Bedeka: Joelle Comtois, Coloriste

Publié le par Eric Lamiot

Entrevue publiée le 04-05-2006

 

 

 

 

 

Le métier de coloriste dans la bande dessinée n’est pas encore ni connu, ni reconnu à sa juste valeur. Pour nous faire découvrir ce travail, Bedeka.org s’est entretenu avec Joëlle comtois, coloriste, qui a gentiment accepté de nous parler de son métier.

 

 

Dans le milieu de la bande dessinée, la contribution des coloristes n'est pas très connue. Pourrais tu commencer par nous décrire ton travail ?

Il s'agit de rendre la couleur sur une planche en noir et blanc. Je reçois la planche dessinée et/ou encrée. Ensuite, comme je travaille  ma couleur à l'ordinateur, une personne que j'engage moi-même sépare les différentes parties du dessin sous Photoshop en en faisant des masses de couleurs différentes, ce qui me permet de sélectionner toute partie de la planche afin de faciliter le travail à l'étape coloration. Ceci constitue l'étape dite "d'aplats", ou "flats".Une fois cette étape réalisée, je repasse sur les sélections pour appliquer les palettes de couleur "officielles", dépendamment de l'ambiance voulue. Puis, une fois que les couleurs de base sont bien en place, l'étape finale est de donner un "rendu", à la volonté du client. Il peut s'agir d'un style "animé" en double-tons, comme d'un style "peinture" plus réaliste.. etc. Le tout en prenant soin de bien établir les lumières et les ombres, les volumes, pour rendre la scène compréhensible à l'oeil du lecteur.

 

 

Comment en es tu arrivée à faire ce travail ?

Ce fut un parcours un peu hasardeux. En 1998 j'ai entrepris des études en infographie, m'intéressant de près à la publicité et au "design" de sites web à l'époque. À la fin de ces études, ce qui nous mène à 2000, mon professeur de Photoshop a constaté que j'avais une certaine aptitude au dessin, et m'a proposé un stage au sein d'une boite spécialisée dans la conception de jeux "online" à Québec, Sarbakan. Lors de ce stage, on a d’abord voulu me former animateur flash, mais ce n'était pas vraiment ma tasse de thé. On m'a alors proposé de me former coloriste pour la réalisation des décors de ces jeux, et ce fut le déclic. J'ai par la suite obtenu un emploi au sein de cette boite. En 2003, un collègue de l'époque a quitté l'entreprise afin de mettre sur pied, avec deux associés, les Studios Grafiksismik, spécialisés dans la conception de bande-dessinée, surtout américaine (ou "comic books"). Le studio ayant besoin de coloristes, j'ai proposé mes services. C'est donc comme ça que j'en suis venue à pratiquer ce métier. Depuis, je travaille à mon compte pour différents clients, qu'ils soient au Québec, aux États-Unis ou en Europe.

 

 

Comment ça se passe avec les dessinateurs ?

Jusqu'à maintenant, très bien. J'ai eu la chance de collaborer avec des gens très talentueux et courtois. Certains sont plus exigeants que d'autres, dépendamment de leur vision du travail demandé. Par "exigeants" je veux dire qu'ils peuvent avoir un style bien particulier en tête, et souhaiter garder le contrôle sur le type de couleurs, les ambiances précises, etc. dans "leur" style de couleur habituel. Ce qui en soi est très bien, et parfois même très ludique. D'autres me laissent carte blanche, connaissant bien mon travail et mes approches artistiques. Ce qui est primordial pour moi est de sentir que je fais équipe avec le dessinateur, qu'il me fait confiance, afin que le travail soit agréable à réaliser, et esthétiquement intéressant.

 

 

Peux tu proposer des ajustements au niveau du dessin en fonction de l'effet souhaité ?

Je suis rarement confrontée à ce genre de chose. Mais, oui, cela peut arriver. Il peut arriver, par exemple, que j'aie besoin de modifier une partie du dessin, ou encore enlever certains traits; mais ça reste des modifications très minimes. Dans ce cas je demande toujours l'avis du dessinateur. Jusqu'à maintenant on m'a fait confiance pour ce genre de chose.

 

 

Qui choisit la palette de couleur ?

De façon générale, je la choisis moi-même. Il peut arriver cependant que pour une scène particulière, on précise le genre d'ambiance souhaitée. Comme par exemple, j'ai du faire récemment une scène se passant dans un rêve; la palette de couleur se devait d'être un peu "surréaliste", avec des effets de brume. J'en ai donc discuté avec le dessinateur, avec qui l'on s'est mis d’accord sur une palette particulière. Mais d'ordre général, on se contente de préciser le moment de la journée d'une scène dans le scénario que j'ai préalablement reçu (aube, nuit, fin de journée, etc.) et j'y vais à partir de là, comme je le sens.

 

 

As tu le droit de nous parler de tes projets actuels ?

Bien sur. En ce moment je travaille sur 2 projets principaux. Il s'agit de 2 séries d'albums de 46 pages chacun pour l'Europe.

Le premier projet, Tokyo Ghost, est une série de 2 tomes, et sera publié chez Soleil. Dessiné par Djief et scénarisé par Nicolas Jarry. Le deuxième est une série de 4 tomes, qui sera publiée chez les Humanoides Associés (Humanoids Publishing du côté américain); le projet s'intitule Les Miroirs de Mandalay [Mirrors of Mandalay] dessiné par Butch Guice, encré par Mike Perkins. À travers tout ça je travaille également sur quelques petits projets "à côté", qui ne sont pas nécessairement d'ordre de la bande-dessinée, en collaboration avec quelques illustrateurs locaux.

 

 

Quels sont tes outils de travail ?

Pour ce qui est des programmes, j'utilise Photoshop ou Painter, et parfois un mélange des deux. Ces deux logiciels offrent une approche différente et se complètent fort bien. Du reste, je travaille sur PC, à l'aide d'une tablette graphique.

 

 

Pour avoir vu des exemples de ton travail, je trouve que tu utilises incroyablement bien la lumière dans le dessin. Est-ce qu'elle est plus importante que la couleur elle-même ?

Ce sont deux notions extrêmement importantes. La palette de couleur se doit d'être harmonieuse évidemment, pour rendre le dessin compréhensible. Elle constitue d'ailleurs la toute première étape, d'une importance cruciale. Une fois la couleur bien établie, je détermine les sources de lumière (soleil, lampe de bureau, éclairage au néon, etc. etc.) dépendamment de la scène proposée, et je fais les ombrages et zones éclairées en conséquence, une fois l'étape de "rendu" amorcée. La lumière est également très importante dans la réalisation d'une ambiance. Par exemple, une scène d'extérieur se passant en fin d'après-midi sera plus orangée qu'une scène se passant le matin, et les éléments de la scène seront travaillés en conséquence.

J'ai effectivement une approche très axée sur les lumières et ombres; c'est une tangente qui m'est venue en travaillant sur une BD en particulier, où on m'a appris à jouer beaucoup avec les ombres et lumières. J'ai gardé cette approche et aime à l'appliquer à d'autres styles de couleur maintenant.

 

 

Combien de temps passes tu environ par planche ?

Ça dépend totalement du projet. Je passe en général plus de temps sur une planche d'un album européen que sur une planche de comicbook, le format européen étant plus grand. D'ordre général, je ne passe pas plus d'une journée par planche. Je peux produire une planche par jour, comme deux planches par jour, dépendamment du format, du niveau de détail du dessin, et du style de couleur demandé.

 

 

Dans le temps, les coloristes étaient peu cités dans les albums, maintenant, on voit leurs noms apparaître en haut de page avec les scénaristes et dessinateurs. Que penses tu de cette reconnaissance ?

J'en suis bien contente. La couleur est une étape assez méconnue, et qui passe souvent inaperçue pour le lecteur. Ce qui, en soi, est tout à fait normal; ce qui intéresse est le produit final, évidemment. Nous sommes beaucoup à pratiquer ce métier, et la couleur reste une étape très importante; c'est beaucoup de travail, au même titre que le dessin en lui-même; et je pense qu'il  en va de soi de permettre à un coloriste de se faire connaître en mettant son nom en évidence. S'il n'est pas crédité sur la couverture en elle-même, qu'il le soit au moins à l'intérieur de l'album.

 

 

Peux tu coloriser n'importe quoi ?

Non. J'ai mes approches, et je fais avec ce que j'apprends au fil des projets sur lesquels je travaille. Je sais être relativement polyvalente; mais je ne peux tout faire. Par exemple, je ne pourrais faire un "matte painting" (une coloration hyper photographique d'un décor de film); il me manquerait trop de notions. Mais qui sait, dans l'avenir...

 

 

Y-a t’il une (ou des) bande(s) dessinée(s) qui t’a(ont) marqué au niveau colorisation ?

Étant plutôt portée vers la BD européenne que la BD américaine, j'ai adoré, entre autres, Blacksad de Guarnido, pour son aquarelle sobre et ses ambiances un peu grisâtres, ternes; et Sky Doll de Barbucci & Canepa, qui offre des palettes de couleur beaucoup plus osées, des oranges aux violets en passant par les turquoises, rouges.. les harmonies de couleur de Canepa sont hallucinantes. Du côté américain, NYX de Josh Middleton, et Hellboy de Mike Mignola, m'avaient énormément plu.

 

 

Pour quelqu’un qui serait intéressé par ce métier, quels conseils pourrais tu donner ?

Je ne saurais donner d'autre conseil que celui de persévérer. D'étudier le travail des autres coloristes, leurs approches, de s'en inspirer. De savoir également accepter la critique, de ne pas percevoir celle-ci comme ennemie; il n'y a que ça qui permet de se perfectionner. Et d'essayer de garder un oeil critique sur ce qu'on fait, en tout temps. De mon point de vue, il n'y a rien de pire que l'égo démesuré, qui souvent malheureusement fait que notre travail stagne. Il est primordial d'être conscient de ses forces, mais aussi de ses faiblesses, et de travailler celles-ci avec acharnement.

 

 

Quelles sont les réalisations dont tu es la plus fière et qui permettraient à ceux qui le souhaitent de découvrir ton travail ?

Jusqu'à maintenant, j'ai un faible pour la dernière série américaine sur laquelle j'ai travaillé l'an dernier, Strange Girl, publiée chez Image Comics. C'était un nouveau style de coloration pour moi, et ce fut tout un apprentissage. Celle-ci m'a d'ailleurs apporté beaucoup de visibilité, m'a permis de me faire connaître un peu plus, et m'a donné cette "tendance" que j'ai maintenant à beaucoup travailler avec les contrastes de lumières et d'ombres.

 

 

Lis tu les bandes dessinées que tu colorises ?

Oui, absolument. Il est important pour moi, après avoir vu toutes les étapes de production ou presque, de voir le produit final. Non seulement c'est divertissant, mais ça permet également de revoir le tout avec du recul, et d'analyser mon travail par la suite, afin d'en voir les lacunes et les forces, et d'appliquer tout ça au projet suivant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Entrevues Bedeka

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