Les entrevues Bedeka: Paul Toutant - Mario Landry, Auteurs

Publié le par Eric Lamiot

 Entrevue publiée le 04-06-2006 
   
   
 Ces derniers mois, deux bandes dessinées d’humour sont apparues au Québec basées sur une trame historique. Celle de Paul Toutant et Loupi (Aventures en Amérique Française) est basée sur une mise en scène d’anecdotes historiques réelles, tandis que Mario Landry et Marcel Levasseur (Laflèche, tome 1) ont créé une œuvre de fiction qui se passe dans le passé du Québec et qui intègre des éléments historiques.  
 Cette coïncidence nous a amené à vouloir en savoir plus. Nous avons donc proposé aux auteurs une entrevue afin de connaître leurs intérêts respectifs pour l’histoire, la bande dessinée, et également leurs méthodes de travail. Voici donc une entrevue croisée avec Paul Toutant d’un coté et Mario Landry et Marcel Levasseur de l’autre. Nous leur avons également demandé de réagir à l’actualité récente, c’est à dire les informations diffusées par les médias sur le nouveau programme d’histoire du secondaire.  
   
   
   
   
 Pourriez vous nous décrire votre parcours et ce qui vous a amené à la bande dessinée ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Nous sommes arrivés à la bande dessinée par le biais du cinéma. Nous avons co-scénarisé et co-réalisé un moyen métrage au début des années 90 alors que nous complétions chacun une maîtrise en histoire de l'art, volet études cinématographiques, à l'Université de Montréal. L'idée de s'attaquer à un projet de bande dessinée est d'abord venue du fait que l'un de nous savait plutôt bien dessiner et que l'autre avait envie d'écrire des histoires en pouvant faire fi de toutes contraintes telles que celles rencontrées dans la production cinématographique. 
   

Paul Toutant : Jusqu’à ma retraite en août 2005, j’ai été pendant 40 ans chroniqueur culturel au Téléjournal de Radio-Canada., la télévision publique francophone du Canada.  Trois ans avant mon départ, un producteur m’a demandé de scénariser 65 capsules historiques de 3 minutes, L’Amérique française, une série d’émissions animées par Luck Mervil. Celles-ci ont été diffusées à Télé-Québec, TV5 Monde et au Canal Voyages de France. Ces capsules racontent la petite et la Grande Histoire de la création de l’Amérique française. Six historiens de renom, dont Jacques Lacoursière, ont participé au projet. Nos capsules sont donc rigoureusement authentiques.

 L’éditeur Art Global, ravi par ces capsules, m’a demandé d’adapter 30 de mes scénarios pour une bande dessinée en 3 tomes. Le premier tome, illustré par Loupi, est paru en novembre 2005. Le 2e tome est prévu pour novembre prochain. Le dernier tome devrait paraître en coïncidence avec le 400e anniversaire de la fondation de Québec, en 2008. 
   
   
 Pourquoi avoir choisi la bande dessinée historique ? 
   
 Paul Toutant : Le choix s’est fait naturellement, comme vous voyez. Art Global et moi croyons qu’il est essentiel de montrer aux jeunes pourquoi il y a une Amérique française, incarnée en Acadie et au Québec. L’enseignement de l’Histoire est devenu tellement négligé que les jeunes ne savent plus d’où ils viennent. Certains croient que Jacques-Cartier n’est qu’un pont... 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Nous avons exploré différentes avenues pour trouver un sujet qui ferait une bonne série de bande dessinée (nous avions, dès le départ, l'intention de faire une série). L'idée de situer notre récit dans un contexte historique s'est rapidement imposée à la lecture de quelques livres d'histoire portant sur la Nouvelle-France. Notre histoire est riche et, à ce niveau, nous n'avons rien à envier à personne. Il nous semblait donc pertinent de créer un héros historique québécois, chose encore rare en BD au Québec. 
   
   
 Vous utilisez l'humour dans le contexte historique, pourquoi ce choix ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Le choix de faire une BD humoristique était clair dès le départ. Le contexte historique nous est tout de suite apparu comme étant très propice à notre genre d'humour. En fait, certaines anecdotes de la guerre de la conquête nous apparaissaient déjà très drôles en soi. Le mariage s'est fait tout naturellement. 
   
 Paul Toutant : L’humour est omniprésent car la but de notre bande dessinée est de divertir autant que d’instruire. Sans humour, l’Histoire peut n’être qu’une suite barbante de dates et de noms à retenir. Au contraire, en amusant le lecteur, nous l’intéressons “malgré lui” à un sujet primordial. 
   
   
 Quelles sont vos sources de documentation sur l'époque que vous décrivez ? 
   
 Paul Toutant : Comme je l’ai écrit plus haut, six historiens, dont un Amérindien, une Française, un spécialiste des armements historiques, ont travaillé sur les scénarios des capsules historiques. Les historiens ont épluché leur propre documentation, celle des musées et institutions, comme les Relations des Jésuites. Ils ont fouillé les documents personnels des découvreurs, les archives officielles des hommes politiques et religieux, les archives orales amérindiennes, bref, ils ont fait leur travail d’historiens. Ce sont eux qui nous ont donné la matière première des scénarios, le producteur et moi avons choisi les plus télévisuels. Parmi les 65 tournés, j’ai choisi les 30 histoires les mieux adaptées à la bande dessinée. 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Quand une BD traite d'histoire, il est impératif de se référer à plusieurs sources. Nous avons donc étudié quelques livres d'histoire, des ouvrages sur les Indiens d'Amérique, les coureurs des bois, l'histoire militaire de l'époque, etc. Toutefois, notre premier souci n'était pas de décrire l'histoire mais plutôt d'y situer notre récit. 
   
   
 Comment avez vous choisi l'époque et pourquoi ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : La période couvrant la guerre de la conquête (1754-1760) nous paraissait particulièrement riche en rebondissements de toutes sortes. La guerre entre les Français et les Britanniques, leurs alliances avec les différentes tribus amérindiennes, les luttes territoriales, l'implication des colons. voilà que nous avions trouvé le décor idéal pour faire naître un héros. Il faut dire que notre but premier était de créer un personnage dont les aventures allaient se dérouler chez nous, dans nos paysages. Bref, un témoin de notre histoire. 
   
 Paul Toutant : Le choix s’est imposé de lui-même, vu la nature de notre projet. 
   
   
 Qu'est-ce qui vous a décidé à utiliser la bande dessinée ? 
   
 Paul Toutant : J’ai trouvé l’attitude de l’éditeur Art Global très inspirante. L’humour nos mes scénarios se traduit très facilement en BD. Cet éditeur spécialisé dans les livres d’art et les “beaux livres” a investi beaucoup dans la présentation fort professionnelle de notre BD. Contrairement à d’autres auteurs de bande dessinée, c’est l’éditeur qui m’a sollicité. J’ai ensuite choisi Loupi pour les illustrations car son style m’apparaît idéal pour ce type de projet. C’est “cartoon”, volontairement “faux-naïf” et très peu “tendance”. Le style pourra surprendre ceux qui ne jurent que par l’uniformité graphique. Notre séjour à Angoulème, en janvier dernier, fut un choc pour nous: tellement de BD se ressemblent, s’imitent et se copient! Notre album se distingue des productions courantes: en ne suivant pas une mode, il est indémodable. 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : La réponse que nous pouvons apporter à cette question est à peu près la même que pour la première question. 
   
   
 Comment travaillez vous entre scénariste et dessinateur ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur :Une fois le sujet choisi, Mario écrit un premier scénario dialogué. C'est ensuite en collaboration que s'écrivent les versions suivantes. 
 Le découpage et la mise en pages sont alors faits par Marcel avec la participation de Mario pour la version définitive. 
 Les dessins sont réalisés par Marcel. Et les étapes suivantes (de la coloration à l'album final) se font en collaboration. 
   
 Paul Toutant : J’écris les textes et les scénarios de mes histoires, Loupi s’enferme ensuite dans son monde de dessinateur pour en traduire l’essence. Il me revient avec des suggestions, toujours pertinentes, je revise mon scénario, puis nous envoyons le tout à une historienne travaillant pour l’éditeur: quand j’ai reçu son approbation (il faut toujours être à l’affût des détails, comme le genre de barque utilisée par Champlain...), Loupi colore ses dessins et nous remettons le tout à l’éditeur. Art Global nous donne carte blanche et n’intervient jamais dans le déroulement de nos scénarios. C’est une chance inouïe que nous avons. Une totale liberté de création. 
   
   
 Vous allez être diffusé en Europe (ce qui est rare pour une bande dessinée éditée au Québec), qu'en attendez vous ? 
   

Paul Toutant : La réaction française à notre album est excellente: des jeunes, des adultes, des spécialistes en Histoire, des néophytes l’ont lu et “capotent”. L’Agence France-Presse a rédigé un long papier sur Aventures en Amérique française à Angoulème, malgré que notre album n’était pas encore en librairie à ce moment-là! Dès cet été, l’album sera disponible en France et en Belgique, nous nous croisons les doigts. Il y a tellement d’albums qui paraissent là-bas! Je crois que le caractère unique de notre BD sera un grand atout dans la diffusion. Tu sais, les jeunes Français ignorent à peu près tout de cette époque, comme les jeunes Québécois. Et notre Histoire commune mérite d’être connue.

   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : À la fois peu et beaucoup. 
 Nous sommes conscients qu'une percée en Europe exige beaucoup de travail, de temps et surtout de chance. L'occasion que nous avons de s'y pointer le nez dès maintenant, avec notre premier album, suscite chez nous beaucoup d'espoir, mais nous restons réalistes et n'attendons rien d'exceptionnel comme résultat pour le moment. La bande dessinée européenne étant ce qu'elle est, avec son énorme machine promotionnelle, de toute évidence, c'est un peu David contre Goliath. 
   
   
 Que pensez vous du nouveau programme d'histoire proposé au secondaire qui semble très polémique? 
   

Paul Toutant : Sur la question de l'enseignement de l'Histoire "épurée" de ses conflits, je trouve cela catastrophique. Si ce programme devait être appliqué, nous assisterions à une bâtardisation de l'éducation.

Faudra-t-il que les générations futures se rabattent sur notre BD pour apprendre d'où ils viennent?

Je suis scandalisé. J'espère que le tollé qui se fait entendre à ce propos rendra le ministre prudent et que cette mesure sera reléguée aux oubliettes. À propos, qu'est-ce qu'une oubliette? Qui s'en servait et contre qui? À quelle époque?

Cette petite expression deviendra-t-elle incompréhensible aux étudiants de demain? Je frissonne...

   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Il est difficile de se prononcer sans connaître véritablement le programme en question. Mais si, comme ça semble être le cas, il s’agit d’édulcorer l’histoire, de l’aseptiser ou de la simplifier à outrance, alors, cet excès de rectitude politique ne correspond certainement pas à notre conception de ce que devrait être l’apprentissage de l’histoire.  
 Dans son roman 1984, George Orwell conçoit un gouvernement qui retire des mots du dictionnaire dans le but d’en faire disparaître le sens et ainsi les éliminer graduellement de la réalité elle-même…  
 Espère-t-on, comme dans 1984, occulter la nature conflictuelle de notre pays en faisant disparaître les origines de ce conflit de nos livres d’histoire ? Si telle est la volonté politique derrière ce nouveau programme, il y a de quoi s’inquiéter… Si, au contraire, on souhaite simplifier l’histoire afin qu’elle soit plus accessible aux jeunes…alors c’est raté ! 
 Si les jeunes ne s’intéressent pas à l’histoire, ce n’est certainement pas en raison de sa complexité. C’est peut-être, au contraire, parce que l’histoire est déjà enseignée de façon trop succincte, pour ne pas dire anecdotique. Plus qu’une suite de dates à retenir, l’histoire est un récit qui mérite d’être raconté.  
 Et puis, il faut éveiller la curiosité des jeunes, leur esprit critique, leur sens artistique et les inciter à la découverte. Il ne faut pas en faire des consommateurs mais des citoyens. Et ça, ça passe obligatoirement par l’apprentissage de l’histoire. La réalité est complexe ; ayons confiance en la capacité des jeunes à la comprendre. Arrêtons de toujours vouloir tout simplifier. Nous ne parviendrons qu’à infantiliser les gens en agissant ainsi. 
 Car comment comprendre le présent et préparer l’avenir si on ignore d’où l’on vient ? 
   
   
 Questions spécifiques aux auteurs : Paul toutant. 
   
 Comment avez vous choisi de scénariser des anecdotes historiques plutôt qu’un récit complet ? 
   

Paul Toutant :  Le choix des anecdotes a été dicté par la nature même du projet. Certes, nous aurions pu choisir une anecdote et en faire 48 pages, mais...trop c’est trop. De plus, le degré d’attention des jeunes étant ce qu’il est, de courtes histoires passent mieux. Et puis, nous avons tellement de bon matériel, il aurait fallu produire 40 albums !!! L’inconvénient, c’est qu’il faut “faire court” et résumer une histoire en 4 pages. Cela me force, et Loupi, à réaliser des prodiges d’ellipses...

 

 

Comment avez vous choisi les anecdotes que vous avez scénarisé ?

 

Paul Toutant : J’ai choisi, parmi les 65 scénarios de la série télé, les 30 histoires les plus visuelles, les plus drôles et les plus importantes. Le premier épisode, par exemple, raconte Jacques-Cartier plantant sa croix en Gaspésie, et l’épisode s’intitule L’arnaque. Pourquoi? Parce que Cartier omet de dire aux Amérindiens qu’il prend possession du territoire au nom du roi de France, une geste d’une grande “impolitesse” comme dirait Gilles Vigneault. Cet épisode est essentiel pour comprendre pourquoi en 2006 des Amérindiens contestent toujours en Cour Suprême cette prise de possession. Grâce à une BD, les gens comprennent ce que racontent les journaux ! Nos 30 épisodes vont donc aller du début de la colonisation jusqu’après la Conquête par les Britanniques, nous allons de l’Acadie aux Rocheuses, de l’Illinois en Louisiane.

 

 

Que privilégiez vous dans le choix d’une anecdote, l’intérêt historique ou le coté narratif ?

 

Paul Toutant : Les deux. L’un ne va pas sans l’autre. Nos histoires doivent passionner le lecteur mais aussi être ancrées dans une vérité historique indéniable.

 

 

Vous avez intégré des notes historiques à la fin de l’album, était-ce une demande de l’éditeur ou votre idée ?

 

Paul Toutant :  Ces notes historiques sont mon idée. Je me suis dit qu’un lecteur normal aurait envie d’en savoir plus sur ces anecdotes historiques. En écrivant la BD, je ne voulais pas m’encombrer du côté trop sérieux de mes histoires, le punch en aurait souffert. En donnant à la fin le contexte historique de chaque anecdote, le lecteur, un parent, un professeur ou un jeune pourront poursuivre leurs recherches sur Internet à partir de ces données historiques. C’est une historienne chevronnée qui rédige ces notes de fin d’album. L’éditeur a trouvé l’idée excellente.

 

 

 Questions spécifiques aux auteurs : Mario Landry et Marcel Levasseur. 

 

 Vous avez choisi de décrire un récit complet, Pourquoi ce choix et quels en sont les avantages et inconvénients ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Encore une fois, nous voulons faire une série d'aventure, ce qui implique inévitablement un récit complet. 
 Au niveau des avantages, un récit de 46 pages nous permet de donner un souffle épique et une certaine profondeur à notre série. 
 Au niveau des inconvénients, le principal est celui de ne pas pouvoir commencer le dessin avant que tout le scénario ne soit complété, que le découpage et le fastidieux travail de mise en page ne soit fait. 
   
   
 N'avez vous pas peur de voir votre série comparée à Oumpah-Pah, de Goscinny et Uderzo ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Peur? Non! 
 Nous serons INÉVITABLEMENT comparés à Oumpah-Pah, comme n'importe quel auteur de BD western humoristique serait comparé à Lucky Luke, et ainsi de suite. 
 Nous serons aussi comparés à Bojoual, Ti-Jean et toute autre BD basée sur à peu près le même contexte historique que la nôtre. 
 Ceci dit, notre série se démarque d'Oumpah-Pah d'abord par une quarantaine d'années, mais aussi et surtout par sa façon de s'associer à des événements historiques et non seulement à un lieu et une époque. 
 Nous sommes convaincus que la comparaison finira par s'estomper avec le temps. 
   
   
 Comment choisissez vous les morceaux d'histoire réelle que vous intégrez au récit, et qu'est-ce qui est prioritaire pour vous, le récit, ou l'histoire ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Pour nous, le récit est prioritaire. 
 Nous choisissons les « morceaux d'histoire » en fonction de leur richesse, de leur importance historique et de leur potentiel dramatique. 
   
   
 Pensez vous que votre ouvrage pourrais amener les lecteurs à s'intéresser à l'histoire ? 
   
 Mario Landry - Marcel Levasseur : Nous osons croire que oui. 
 En fait, nous espérons que notre série atteindra un double but, soit celui d'intéresser les jeunes (et les moins jeunes) à la lecture et à l'histoire. 
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   

 

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